Résumé Depuis l'effondrement du pouvoir national-socialiste, les transferts de capitaux et la fuite à l'étranger d'Allemands au passé politique lourd ont fait l'objet d'innombrables suppositions et des spéculations les plus folles. Aujourd'hui encore, la Suisse est considérée dans ce contexte comme un pays de destination, voire un centre de prestations importantes. Cette étude présente du matériel et des résultats qui permettent, pour la première fois, de cerner plus précisément ce phénomène.
L'étude se concentre sur une période de quinze années, entre 1938 et 1953. Ponctuellement, elle remonte cependant à la Première Guerre mondiale ainsi qu'aux années vingt et au début des années trente, lorsque les prestations fournies par la place financière suisse ont connu des transformations décisives. Le contrôle des changes instauré par l'Allemagne en 1931 constitue à cet égard un tournant important. Dès cette date, le transfert d'avoirs allemands vers la Suisse confinait en effet de plus en plus à l'illégalité. Dans la période d'avant-guerre et après le début des hostilités, lorsque le manque de devises est devenu l'un des problèmes clés de l'économie allemande, le déplacement d'éléments de fortune à l'étranger a été rendu notablement plus difficile. Les Alliés s'intéressaient de plus en plus à toutes les opérations allemandes qui se déroulaient en cachette par l'intermédiaire de la Suisse. L'obligation de garder le secret qui en a découlé, de même que la destruction ultérieure de documents, compliqueront nettement l'élucidation de tels procédés. Les archives des entreprises suisses, que les auteurs de l'étude ont pu consulter, n'ont fourni que peu de renseignements à ce propos. Bien plus révélatrices sont les archives publiques de différents pays, qui jettent une autre lumière sur les activités et acteurs allemands. En font également partie les informations fournies par les services secrets, qu'il faut néanmoins traiter avec circonspection, mais surtout les études menées dans l'immédiat après-guerre. Si elles ne livrent certes pas des indications quantitatives exactes, ces sources n'en font pas moins apparaître des schémas structurels, des procédés répétitifs et des acteurs centraux des deux côtés. Elles éclairent aussi l'attitude adoptée par les autorités qui, en Suisse, n'ont commencé que tard, et sous la pression des Alliés, à exercer un contrôle sur les mouvements de capitaux.
Dans sa première partie (chapitres 3 à 5), l'étude porte sur les trois thèmes cités dans le titre, dont chacun est conclu par une petite étude de cas. Suit l'analyse d'un groupe d'intermédiaires suisses, souvent cité mais jamais étudié de plus près: les avocats spécialisés dans la représentation d'intérêts économiques (chapitre 6). La seconde partie traite plus particulièrement des interventions étatiques, notamment celles des Alliés dans le cadre de leur opération « Safehaven » (chapitre 7), et celles des autorités helvétiques. Le chapitre 10 est consacré au volume - documenté ou supposé - des avoirs allemands introduits en Suisse. Le chapitre 11 enfin illustre de façon plus détaillée les opérations de certains représentants du plan quadriennal allemand, opérations qui se sont déroulées avec succès dans les trois domaines étudiés (camouflage, transfert, transit), et qui ont permis à leurs auteurs d'assurer leur subsistance à la fin de la guerre par le dépôt de biens spoliés, ainsi que leur fuite en Suisse et, plus tard, en Amérique latine.
Les opérations secrètes allemandes en Suisse sont constituées avant tout des éléments suivants :
1. Le camouflage d'intérêts économiques allemands se trouvant à l'étranger par une «helvétisation» simulée de sociétés et de participations. Les opérations de camouflage sont caractéristiques des premiers mois de guerre en 1939/40, lorsque le secteur exportateur allemand s'est vu confronté à la menace de perdre des participations internationales et des organisations de vente. Dès 1937 déjà, les grandes entreprises, riches de l'expérience de 1917/18, avaient pris un certain nombre de dispositions. Ainsi, elles avaient fait appel à des intermédiaires suisses pour leur confier temporairement des participations et des paquets d'actions majoritaires. Il n'était guère difficile de trouver des avocats réputés ni des banques disposés à se charger de tels services, bien que dirigés contre les Alliés. Du côté allemand, tout un réseau de bureaux de changes, de ministères et d'associations économiques était chargé de coordonner et de centraliser ces opérations et d'exercer un contrôle strict visant à empêcher une fuite de capitaux déguisée. Dans bien des cas, un accord secret prévoyait le rachat ultérieur par les Allemands des participations concernées. Après la fin de la guerre, ces conventions, souvent orales, ont parfois donné lieu à des conflits, dès lors que les Suisses impliqués ont cherché à tirer parti de l'impuissance temporaire de leurs interlocuteurs allemands pour s'assurer définitivement la propriété des valeurs qui leur avaient été confiées.
Le nombre d'entreprises allemandes camouflées sur sol suisse peut être estimé à plusieurs centaines. La plupart d'entre elles se sont vite retrouvées sur les listes noires des Alliés. Ces «structures d'accueil» se caractérisaient par leur ambivalence: selon la tournure des événements, elles pouvaient en effet donner lieu à des interprétations diverses. Certaines opérations de camouflage menées pendant les années de guerre pouvaient, à la lumière de circonstances nouvelles, être présentées comme une tentative de protéger des capitaux d'une mainmise national-socialiste (ce qui, parfois, était effectivement le cas). Dans bien des cas, le camouflage économique était en premier lieu une façon d'assurer ses arrières en attendant la fin du conflit; il n'avait sinon aucune fonction importante à remplir. Mais il y avait également ceux qui prenaient une part très active à l'économie de guerre allemande en y assumant certaines tâches spécifiques. Dans le cadre de notre étude, l'attention se porte avant tout sur l'acquisition de devises par le biais de diverses transactions secrètes, ainsi que par la vente de biens spoliés.
2. Le transfert de capitaux allemands vers les pays neutres. Ce phénomène a gagné en importance dans la seconde moitié de la guerre en particulier, lorsque la défaite et, enfin, l'occupation de l'Allemagne commençaient à se dessiner. Les entrepreneurs allemands partaient du principe que leurs actifs dans la zone de domination alliée allaient en grande partie être saisis et donc perdus - comme cela avait été le cas lors de la Première Guerre mondiale -, tandis que les capitaux placés dans les pays neutres pouvaient éventuellement être sauvés et utilisés pour renouer des relations économiques internationales. Le transfert d'actifs allemands a revêtu des formes diverses. Très répandu dans les milieux industriels, il se caractérisait par la constitution de réserves financières au moyen de fausses factures, par la mise sur pied de dépôts de marchandises ou par le déplacement de l'ensemble de la production. Il est beaucoup plus difficile de rendre compte des transferts de capitaux opérés par les élites du régime national-socialiste, qui cherchaient à s'assurer une existence, voire une survie politique après la défaite. Les Alliés craignaient tout particulièrement ces transactions-là, dont on pouvait en plus suspecter qu'elles portaient sur des fonds provenant de l'aliénation de biens spoliés et d'actes de contrainte. Le vaste commerce de billets de banque, de titres volés et de diamants peut, quant à lui, être documenté. Dans bien des cas cependant, les critiques formulées par les Alliés à l'égard de ces procédés n'étaient pas pertinentes. Certaines entreprises suisses particulièrement soupçonnées de transferts de capitaux, telles que l'établissement bancaire zurichois Johann Wehrli & Co. AG, ont de toute évidence dû payer en lieu et place d'acteurs restés dans l'ombre. Dans le cas de cette banque, il n'a jamais été possible de prouver l'existence de transactions portant sur les sommes importantes avancées. Cela dit, la documentation de tels procédés se heurte à des difficultés immenses.
Le volume et la provenance des capitaux sont impossibles à évaluer avec précision. C'est le cas notamment des liaisons bancaires et des dépôts de criminels nazis, les archives des banques ne fournissant à ce sujet que très peu d'informations (cf. chapitre 4.3). On n'a trouvé aucune trace en Suisse de comptes bancaires appartenant à de hauts dignitaires nazis ; par contre, quelques liaisons bancaires de représentants des élites économiques et diplomatiques ont été mises en évidence. Le recensement des capitaux allemands sur territoire helvétique par l'Office suisse de compensation peu après la guerre a abouti à des valeurs dépassant un milliard de francs, chiffre qu'il convient, à la lumière des connaissances actuelles, de corriger nettement à la hausse. En tout, il faut estimer que ces biens s'élevaient en réalité à plus de 2 milliards de francs: les dépositaires helvétiques s'étaient en grande partie soustraits à l'obligation d'annoncer. Les évaluations de l'époque, dont certaines se situent bien au-delà des chiffres cités, et les suppositions publiées dans la presse ces dernières années ne peuvent pas être confirmées. Il est en revanche intéressant de constater qu'environ deux tiers des biens allemands recensés par l'Office de compensation ne sont arrivés en Suisse qu'après le début de la guerre, cela malgré tous les contrôles et restrictions du régime allemand en matière de transferts de capitaux. Les autorités helvétiques ont néanmoins préféré parler de placements allemands en majorité bien antérieurs et partant irréprochables, et ont passé sous silence, vis-à-vis des Alliés et du public suisse, cette révélation pourtant centrale de leurs propres enquêtes. Voilà qui a coupé court à toute autre question relative à l'étendue de leur serviabilité unilatérale à l'égard du belligérant allemand.
3. Le transit de ressortissants allemands vers les pays neutres et les pays d'outre-mer. Ces mouvements, qui ont eu lieu dans le contexte chaotique de la défaite allemande et des premiers mois d'occupation, devaient surmonter les restrictions de voyage et les contrôles effectués par les autorités de tous côtés. Ils présupposaient en conséquence un réseau de liaisons bienveillantes en Suisse. Parmi les personnes qui fuyaient devant la débâcle du régime national-socialiste se trouvaient aussi bien des Allemands au passé politique chargé que des personnes cherchant à assurer leur avenir professionnel en mettant à disposition dans leur pays hôte le savoir-faire technique ou scientifique dont ils avaient auparavant fait profiter le système nazi.
Dans ce domaine en particulier, il est extrêmement difficile d'apporter des preuves d'ordre quantitatif. Il apparaît néanmoins à l'évidence que des mouvements de fuite vers le havre de paix que représentait la Suisse ont bel et bien eu lieu, nonobstant tous les démentis formulés à l'époque et ultérieurement. Ainsi, certaines branches, telles que l'industrie des textiles synthétiques (Hovag AG), ont profité après la guerre du savoir-faire allemand en employant par exemple des chimistes ayant travaillé pour IG-Farben. Même des personnes accusées de crimes de guerre ont occasionnellement trouvé refuge en Suisse, dans la mesure où elles y disposaient de contacts et pouvaient faire valoir leurs qualifications sous le couvert de l'utilité économique. Les grands criminels de guerre (Adolf Eichmann, Josef Mengele et d'autres encore) n'ont pas, d'après les renseignements dont on dispose, séjourné longtemps en Suisse. Après la guerre, ils ont cependant obtenu des documents de voyage que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) en Italie leur avait délivrés faute de contrôles adéquats. Ils s'étaient présentés sous une fausse identité afin d'obtenir ces papiers et d'organiser leur fuite en Amérique latine.
Les activités de camouflage, de transfert et de transit qui ont fait l'objet de l'étude se sont révélées particulièrement réussies à chaque fois qu'elles se fondaient sur des réseaux de connaissances anciens. Bien souvent, ces réseaux remontaient jusqu'aux années vingt. Dans certains cas isolés seulement, ce sont les sympathies personnelles des Suisses concernés pour le national-socialisme qui ont constitué le principal motif. Pour la plupart, ceux-ci soutenaient que leurs partenaires commerciaux allemands étaient restés des gens «honnêtes». Cette situation explique que les exigences des vainqueurs alliés, qui demandaient que toute la lumière soit faite sur ces transactions, se soient heurtées à une ferme résistance. Les personnes qui avaient «été utiles à la Suisse» pouvaient fréquemment compter sur la compréhension et la protection des autorités, malgré un passé politique chargé en raison de leurs activités et de la fonction qu'elles avaient occupée au sein de l'économie de guerre allemande. Les autorités veillaient d'une part aux intérêts de la place financière, et notamment à sa réputation de lieu sûr pour les capitaux étrangers, d'où qu'ils viennent ; d'autre part, elles partaient du principe que l'Allemagne resterait, à l'avenir aussi, un partenaire commercial important pour la Suisse.
Ce contexte, tout comme la ténacité et la temporisation des négociateurs helvétiques, expliquent que les avoirs allemands en Suisse, qui auraient dû être liquidés en application de l'Accord de Washington de mai 1946, soient en grande partie restés intacts. Dans le courant des années cinquante, ils ont même été restitués à leurs propriétaires allemands. Dès le début de la guerre froide, l'intérêt des vainqueurs alliés pour le rôle de la Suisse en tant que plaque tournante et neutre pour les transactions allemandes a nettement faibli. A l'intérieur du pays, la volonté de poursuivre des enquêtes longues et laborieuses a passablement diminué à mesure que la pression de l'extérieur se relâchait. Les critiques alliées, parfois virulentes, qui avaient dès le départ suscité beaucoup d'incompréhension en Suisse, ont en grande partie été oubliées. Le souvenir des nombreux services économiques fournis au départ de la Suisse en faveur de l'effort de guerre allemand n'était plus dès lors qu'une rumeur. Ce n'est que dans les années quatre-vingt-dix que les questions anciennes ont ressurgi, et ont gagné une importance matérielle dans le cadre de demandes de restitution réitérées.