Résumé La présente étude, essentiellement fondée sur les archives bancaires, traite de la problématique des avoirs en déshérence dans les banques suisses depuis 1931 et après 1945. Les attitudes adoptées par les établissements financiers et par la Confédération eurent pour conséquence que des fonds déposés par les victimes du national-socialisme demeurèrent dans les banques suisses durant toute la période de l'après-guerre.
Le contexte entre 1931 et 1945
Au cours des années vingt et trente, un nombre important de clients étrangers, qui furent par la suite persécutés par le régime national-socialiste, déposèrent des capitaux dans les banques suisses. Après 1931 et pendant la guerre, cependant, une part considérable de ces capitaux quitta la place financière helvétique, avant même que les premières recherches de fonds en déshérence ne soient entamées après 1945. Les placements de la clientèle étrangère étaient de deux types distincts: d'une part, l'épargne et les avoirs en compte courant, que les banques portèrent à leur bilan au titre d'opérations de crédit. D'autre part, les dépôts ouverts (pour les titres et les fonds) et les coffres-forts (mise en sécurité de billets de banque, de bijoux, d'or ou autres objets de valeur) qui ne sont pas pris en compte dans les bilans.
En 1931, dès que le contrôle des changes eut été instauré en Allemagne, les administrations fiscale et douanière de ce pays tentèrent d'obtenir des informations sur les clients allemands par le biais de l'espionnage bancaire en Suisse. Dans quelques cas, des collaborateurs de banques transmirent des renseignements demandés par les enquêteurs allemands. Certaines banques édictèrent alors des dispositions restreignant les envois postaux aux clients résidant à l'étranger afin de protéger ceux-ci contre les tentatives d'espionnage et elles-mêmes, contre le risque d'une vague de retraits. Les établissements financiers adoptèrent d'autres mesures encore, comme celle consistant à attribuer un numéro aux comptes, dépôts ou coffres-forts en lieu et place du nom du client. Seul un cercle limité de collaborateurs supérieurs de la banque concernée pouvaient établir un lien entre ces comptes numérotés et leurs détenteurs.
En 1933 et en 1936, le régime national-socialiste promulgua des lois contre l'évasion des capitaux, assorties de peines draconiennes, et força ainsi la population allemande - et, dès 1938, les Autrichiens - à déclarer leurs devises étrangères à l'Etat et, plus tard, à les lui remettre. Les banques suisses situées le long de la frontière austro-allemande durent faire face à un nombre considérable de retraits. C'est pourquoi, en 1934, de même qu'en 1938, au lendemain de l'Anschluss de l'Autriche, la Banque nationale suisse convint des procédures de compensation avec la Reichsbank. Selon celles-ci, les banques sises près des frontières pouvaient compenser leurs créances hypothécaires bloquées en Allemagne ou en Autriche par les épargnes déposées en Suisse et déclarées aux autorités du régime national-socialiste. Les comptes d'épargne qui avaient fait l'objet d'une compensation disparaissaient sans laisser de trace. Par contre, les négociations en vue de compenser les créances des banques suisses en Alsace-Lorraine par les versements provenant de cette région se soldèrent par un échec, les montants concernés étant insignifiants: seule une petite partie des avoirs avait été déclarée aux autorités allemandes pour les devises. Début 1942, les banques suisses déclarèrent cependant les actions alsaciennes en leur possession aux autorités national-socialistes, conformément à la législation établie par l'occupant, ce qui entraîna la disparition des actions déposées par des clients juifs.
Du point de vue suisse, la fluctuation des avoirs étrangers en Suisse fut influencée considérablement par les événements suivants: les décrets-lois promulgués par le gouvernement allemand en août 1931 à la suite de la crise bancaire provoquèrent un premier recul des dépôts allemands auprès des banques suisses. Le 12 juin 1933, le régime national-socialiste édicta la loi contre la trahison de l'économie allemande («Gesetz gegen den Verrat an der Deutschen Volkswirtschaft»), qui obligeait toute personne vivant en Allemagne à déclarer les fonds et les devises déposés à l'étranger; les banques suisses essuyèrent alors une deuxième vague de retraits d'avoirs allemands. En avril 1936, à la suite de la victoire électorale du Front populaire en France, de nombreux ressortissants français placèrent leurs capitaux auprès des établissements financiers helvétiques. Certains de ces capitaux furent placés dans l'immobilier en Suisse ou furent confiés à des agents fiduciaires. Le 19 novembre 1936, le gouvernement national-socialiste publia sa septième ordonnance d'application de la loi sur les devises, incitant les Allemands à transférer à une banque allemande leurs dépôts à l'étranger et provoquant ainsi une nouvelle vague de clôtures de comptes dans les banques suisses. Le 23 mars 1938, les dirigeants du régime national-socialiste contraignirent les habitants de l'Autriche à déposer leurs titres se trouvant à l'étranger auprès de la Reichsbank, conformément à la loi sur les devises pour l'Autriche («Devisengesetz für das Land Österreich»). De nombreux clients autrichiens retirèrent alors leurs fonds des instituts suisses et les remirent, sous la contrainte, au Troisième Reich. L'ordonnance sur l'annonce des biens des Juifs («Verordnung über die Anmeldung des Vermögens von Juden») du 26 avril 1938, qui obligeait tous les Juifs se trouvant sur les territoires soumis au Troisième Reich à déclarer leurs biens, fit double emploi avec la législation sur les devises déjà en vigueur en Autriche. Le pogrom contre les Juifs perpétré dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938, de même que les lois antisémites promulguées en Italie motivèrent les clients juifs à exporter leurs capitaux hors d'Allemagne et d'Italie, essentiellement vers l'Amérique du Nord. En juillet 1940, le blocage par le Conseil fédéral des avoirs appartenant à des créanciers domiciliés dans des territoires occupés empêcha ces clients de retirer leurs dépôts dans les banques suisses. Alors que la plupart des grandes banques introduirent seulement après la guerre des directives relatives aux fonds en déshérence, la gestion des avoirs dont les titulaires ne s'étaient plus manifestés depuis longtemps était, à la fin du conflit déjà, une activité de routine dans les banques cantonales ainsi que dans d'autres instituts spécialisés dans les dépôts d'épargne. Ainsi, comme le démontrent les sources, la gestion des fonds dont les propriétaires ne donnaient plus de nouvelles était déjà un aspect de l'activité des banques suisses avant 1945.
Les processus après 1945
Par un échange de lettres dans le cadre de l'accord de Washington, conclu en 1946, les négociateurs helvétiques s'engagèrent à retrouver les fonds déposés en Suisse par des personnes victimes du régime national-socialiste et à les mettre à disposition des trois gouvernements alliés à des fins d'assistance. D'innombrables clients et leurs héritiers légaux étant décédés, les personnes habilitées à récupérer les dépôts dans les banques suisses ne pouvaient plus s'adresser à celles-ci. Dans de nombreux cas, les interlocuteurs légitimes - héritiers ou chargés de procuration - vivaient encore, mais n'avaient plus donné signe de vie ni pendant ni après la guerre. Par ailleurs, nombre de clients étrangers avaient fui pendant le conflit et n'étaient plus en possession de documents bancaires. Certains n'avaient plus qu'une vague idée de l'existence d'un avoir, d'un dépôt ou d'un compartiment de coffre-fort en Suisse auquel un parent avait droit. Il a été prouvé que certaines banques dissimulèrent des informations aux héritiers de leurs clients, arguant que les documents bancaires n'étaient pas conservés plus de dix ans après la date de la clôture d'un compte. Même si les communications postales ou terrestres fonctionnaient à nouveau après la guerre, nombreux furent les clients ou leurs héritiers qui éprouvèrent des difficultés à accéder à leurs comptes ou dépôts, en raison non seulement de la politique des banques suisses en matière de communications des informations, mais aussi, dès 1947, de la guerre froide. Certains établissements, toutefois, en particulier les instituts cantonaux et les banques privées, entreprirent de leur propre chef des recherches afin de retrouver les clients à l'étranger, démarche qui fut souvent couronnée de succès.
En 1947 et en 1956, l'Association suisse des banquiers (ASB) enquêta sur les fonds en déshérence auprès des banques helvétiques, en réaction au projet d'arrêté fédéral relatif aux biens sans nouvelles des victimes des persécutions national-socialistes. Néanmoins, ces enquêtes ne firent apparaître que des sommes modestes. L'ASB et les banques pensaient pouvoir échapper à un arrêté fédéral si la valeur des fonds en déshérence atteignait une somme relativement basse. Les banques ne déclarèrent des avoirs en déshérence que restrictivement. Jusqu'en 1995, l'ASB ne prit aucune mesure en vue d'engager ses membres à pratiquer une gestion uniforme des fonds en déshérence. Elle exerça par ailleurs jusqu'en 1962 un fort lobbying afin d'éviter l'arrêté fédéral. Elle fit en sorte que celui-ci ne soit adopté que 17 ans après la fin de la guerre. La façon de gérer le problème par les banques, l'ASB et l'Etat aboutirent à ce que des avoirs en déshérence demeurent jusqu'à ces jours auprès des banques suisses. Le but de l'arrêté fédéral adopté en 1962, sous la pression de l'étranger, ne fut pas atteint: les avoirs en déshérence n'ont pas été complètement restitués aux ayants droit ou bien ont été destinés - quand ceux-ci étaient introuvables - à des actions de bienfaisance.
En ce qui concerne la procédure de déclaration, tous les avoirs en déshérence appartenant à des personnes persécutées pour des raisons raciales, religieuses ou politiques pendant la période de national-socialisme devaient être annoncés à un service ad hoc du Département de Justice et Police. Entre septembre 1963 et février 1964, les banques se concertèrent quant à la procédure à appliquer en la matière; on assista donc à une baisse du nombre de cas annoncés. Pour la plupart des banques, l'identification consista à désigner les noms de consonance juive de clients qui ne s'étaient plus manifestés depuis longtemps, ignorant ainsi les autres catégories de personnes persécutées par le national-socialisme. Ainsi, les biens des Tziganes, des Témoins de Jéhovah, des homosexuels ou encore des personnes souffrant d'un handicap physique ou mental ne furent guère pris en compte dans le cadre de l'arrêté fédéral. Au total, 46 banques déclarèrent 739 avoirs représentant la somme de 6,2 millions de francs. La plupart de ces avoirs réintégrèrent cependant les instituts financiers, le service ad hoc de la Confédération ayant retrouvé la trace des héritiers ou ayant décidé, pour d'autres raisons, que ces biens ne tombaient pas sous le coup de l'arrêté fédéral. Une partie des avoirs ainsi restitués aux banques y demeura jusqu'à aujourd'hui, bien que le service fédéral ait retrouvé les héritiers. En effet, il n'était pas rare que les banques ne soient pas disposées à prendre contact avec les descendants des victimes, n'étant pas sûres que ces derniers aient vraiment le droit de toucher les fonds en question. Pour justifier leur attitude restrictive, elles invoquèrent la protection du droit de la propriété et le secret bancaire.
Aujourd'hui, les sources disponibles sont trop lacunaires pour permettre d'estimer le montant des avoirs en déshérence déposés auprès des banques suisses à un moment précis après 1945. De nombreux fonds prirent de la valeur au fil des ans, soit parce que les banques les avaient placés de façon judicieuse et rentable, soit en raison de l'appréciation des titres. D'autres, par contre, perdirent de la valeur à cause des taxes dont ils furent frappés. D'une manière générale, les titres en dépôts ouverts s'apprécièrent au cours des décennies, tandis que les valeurs consignées dans des coffres-forts ou sur des comptes se déprécièrent. En conséquence, dès 1945, les banques clôturèrent des comptes et mirent fin à la location de coffres dont le contenu n'avait plus de valeur. Certaines d'entre elles passèrent les comptes en déshérence de faible ou de moindre importance par profits et pertes, après les avoir clos. Dix ans plus tard, les instituts financiers pouvaient détruire l'ensemble des documents relatifs aux relations avec ces clients. C'est pourquoi il ne subsiste actuellement aucune trace des relations avec ces clients, alors que ceux-ci avaient déposé une partie de leurs biens auprès des banques suisses avant d'être victimes du national-socialisme.